By Oliver Harris
Du Festin Nu (1959) au Ticket qui explosa (1962), William Burroughs a écrit – ou plutôt composé – et publié à Paris quatre œuvres majeures qui ont marqué son passage soudain de l’obscurité à la célébrité internationale. Pour lui, le 9 rue Gît-le-Cœur n’était pas seulement l’adresse du Beat Hotel, c’était le quartier général du Cut-Up, le centre inaugural des méthodes offensives d’une avant-garde qui allaient se déployer durant une décennie. Cependant, alors que les années du Beat Hotel ont été largement documentées par les biographes et les historiens, le contexte littéraire parisien comme point zéro du cut-up a été très peu étudié sur la base des textes par les spécialistes, qu’ils soient anglophones ou francophones. Pour tenter de combler cette lacune, cet article se propose d’étudier le rôle de la langue française à la fois dans les cut-ups que Burroughs a produits à Paris et leur réception par le biais de la traduction.
Comme les chercheurs anglophones et francophones échangent rarement entre eux, peu de lecteurs anglophones savent à quel point les traductions de Burroughs en français ont été l’objet de controverse. Dans sa monographie de 1975, Philippe Mikriammos déclare que les réalisations des principaux traducteurs de Burroughs, Mary Beach et Claude Pélieu, sont si problématiques, “si malmenées”, qu’il conseille aux lecteurs français de s’en tenir autant que possible aux textes anglais1. Les traductions de Beach et Pélieu, qui ont tant contribué à populariser Burroughs en France dans les années 1960 et 1970, ont eu leurs défenseurs – notamment Benoît Delaune2 , Clémentine Hougue3 et Gérard-Georges Lemaire4 – et il est ardu d’évaluer l’ampleur de la tâche qu’ils se sont imposée en traduisant un tel volume de textes aussi rapidement. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est moins la controverse que la pertinence de la traduction pour la compréhension de l’œuvre de Burroughs. Ce qui se perd dans la traduction révèle souvent ce qui a échappé ou a été mal interprété dans l’original, de sorte que l’analyse du recours au français par Burroughs lui-même, et parallèlement des traductions françaises de ses cut-ups, promet de porter un nouvel éclairage sur sa pratique esthétique, autant pour le lecteur anglophone que pour le lecteur francophone. Il est important de signaler que ce qui est éclipsé et ce qui est révélé n’est pas seulement textuel mais intertextuel.
Aborder la pratique intertextuelle de Burroughs sous l’angle de la traduction fait apparaitre non seulement son étendue mais aussi le niveau cellulaire à partir duquel celle-ci opère, et pointe de ce fait la précision requise pour retracer le transfert de matériel génétiquement d’un texte à l’autre.
La difficulté pratique que posent l’identification des sources et la reconnaissance des textes antérieurs d’où proviennent certains mots, est une problématique particulièrement prégnante pour ce qui concerne la traduction des cut-ups, comme Hougue l’a noté en prenant la défense de Beach et Pélieu : « À la décharge des traducteurs, une version française qui tiendrait compte de toutes les phases de composition du texte original et de toutes les sources des fragments relève de l’utopie : un tel travail nécessiterait de décomposer totalement le cut-up avant de le traduire et de le ré-agencer » (Hougue 18). L’argument est juste, mais si l’on prend le problème à l’envers, on pourrait dire que c’est précisément en retraçant certaine phrase qui passe tel un virus d’un texte à l’autre que l’on peut comprendre les méthodes singulières de travail de Burroughs, et leur signification.
L’origine française
Dès qu’on aborde l’activité éditoriale de Burroughs au cours de son séjour à Paris, on pense inévitablement en premier lieu à Maurice Girodias et à la publication chez Olympia Press du Festin Nu (1959), de La machine molle (1961) et du Ticket qui explosa (1962). En tant que jalons de la littérature d’après-guerre, et en tant qu’œuvres capitales pour Burroughs, il est naturel de considérer les trois livres publiés par Girodias comme centraux. En revanche, Minutes to Go, la brochure de soixante pages que Burroughs a co-écrite avec Brion Gysin, Gregory Corso et Sinclair Beiles et qui a été publiée à Paris en avril 1960 par Jean Fanchette, est tout simplement tombée dans l’oubli. Bien qu’à la fois mode d’emploi et manifeste du cut-up, Minutes to Go n’a presque jamais été considéré comme une quatrième œuvre “majeure”. La critique anglophone ne lui a accordé qu’une place minime5 , tandis que dans le domaine francophone, Delaune est presque le seul à reconnaître la publication comme “un recueil extrêmement important” (“Le cut-up chez Burroughs” 37). Typiquement, la plus complète des études, Le cut-up de William S. Burroughs, passe sous silence Minutes to Go, même lorsqu’elle évoque “l’origine française”* de la méthode du cut-up (Hougue 8). Comparé aux trois romans publiés par Girodias à Paris, avant et après, Minutes to Go a paru totalement infécond, ses courts textes fragmentaires s’apparentant à de primitives expérimentations de collage, basées sur le découpage hasardeux d’articles de journaux, ponctuées de traits polémiques et de poésie.
Cette négligence vis-à-vis de Minutes to Go peut aussi s’expliquer par une simple question de disponibilité : avec un millier d’exemplaires en 1960 puis un autre millier dans l’édition américaine de 1968 publiée par Mary Beach, la brochure fut tôt épuisée, et bien qu’un choix restreint de textes de Burroughs et de Gysin tirés de Minutes to Go ait été publié dans The Third Mind (1978), ce dernier ouvrage n’a pas non plus été réédité. Pour les lecteurs francophones, la situation est encore pire, puisqu’il n’y a pas eu de traduction intégrale de Minutes to Go, et que même les textes de Burroughs qui en sont extraits n’ont été que partiellement traduits. Pour compliquer encore les choses, lorsque les traductions des textes de Burroughs ont été publiées en 1976, deux sélections très différentes ont été faites par deux groupes distincts de traducteurs : celles de Gérard-Georges Lemaire et Christine Taylor pour Œuvre croisée – l’édition française de The Third Mind, paradoxalement publiée avant l’”original” anglais – suivies peu après par les traductions de Mary Beach et Claude Pélieu dans Le métro blanc, un recueil de cut-ups signés Burroughs, Pélieu et Carl Weissner6 .
Même si on fait abstraction des nombreux problèmes éditoriaux et des erreurs flagrantes qui ont entaché les deux éditions, les lecteurs francophones n’ont donc découvert Minutes to Go que sous forme de fragments dans d’autres contextes, en deux versions, et seize ans après sa publication initiale, un écart bien plus long que pour les trois livres parus chez Olympia, dont la traduction est contemporaine des publications dans la langue originale. Pourquoi donc Minutes to Go peut-il significativement prétendre être le point d’intersection génétique avec Paris et la langue française ?
Tout d’abord, le lien entre Minutes to Go et Paris est loin d’être évident pour la plupart des lecteurs, puisqu’ils connaissent probablement l’ouvrage soit par les extraits réédités dans The Third Mind/Œuvre croisée, soit par l’édition américaine, dont l’illustration de couverture, représentant des étiquettes de voyagistes, a dispersé ses auteurs sur le globe (“BURROUGHS LONDON” ; “CORSO NEW YORK” ; “GYSIN TANGIER” ; “BEILES ATHENES”), se coupant ainsi de sa provenance initiale. En effet, rien dans l’édition américaine ne mentionne la première édition parisienne, ce qui est un effacement paradoxal de ses origines, étant donné les liens de Beach, l’éditrice, et de Pélieu, son mari, avec la France. Ce paradoxe, qui pourrait bien témoigner d’un antagonisme envers le milieu littéraire français de la part de Beach et de Pélieu, est d’autant plus grand que Minutes to Go a été entièrement écrit et publié à Paris. Avec l’aide de Gysin et de Beiles, Burroughs a assemblé Le Festin Nu au Beat Hotel, mais il n’y a écrit qu’un dixième du texte. De même, il a écrit une grande partie de La machine molle et des sections du Ticket qui explosa en dehors de Paris. Il ne faut pas oublier non plus que les traductions françaises des trois romans ne se sont pas basées sur les éditions d’Olympia Press, mais sur les versions publiées par Grove Press à New York. Comme les éditions américaines diffèrent considérablement des publications originales chez Olympia, la relation génétique de Burroughs à Paris a été masquée ou carrément effacée. Dans le cas de La machine molle (1967), ce sont les lecteurs francophones qui ont le plus perdu dans la traduction, le texte basé sur l’édition de Grove Press de 1966 était radicalement différent de celui publié chez Olympia en 1961. Ce qui a été perdu en particulier, c’est l’hommage de Burroughs aux voyelles de couleur de Rimbaud, qu’il a utilisées pour diviser La machine molle de 1961 en quatre “unités” rouge, vert, bleu et blanc.
Alors que des traces de “Voyelles” subsistent dans les éditions de La machine molle disponibles en français et en anglais, Rimbaud est très visible dans Minutes to Go comme source de deux poèmes cutup attribués à Burroughs et Corso (“EVERYWHERE MARCH YOUR HEAD”” et “SONS OF YOUR IN”), le nom du poète français se démarquant des journaux américains et britanniques cités comme sources pour tous les autres cut-ups.
Les rares études consacrées à Minutes to Go ont souligné la place privilégiée que le texte accorde à Rimbaud. Véronique Lane a notamment révélé que le texte source de “SONS OF YOUR IN” n’était pas seulement la traduction anglaise du poème de Rimbaud “To a Reason”, mais le poème original des Illuminations, “À une raison”7.
Par le choix ou l’adaptation de termes empruntés à Rimbaud pouvant résonner en anglais, la composition témoigne d’un engagement envers la langue française et d’une délicatesse d’intervention qui contredisent l’image d’une production résultant d’une démarche nonchalante d’appropriation ou de détournement*. Au contraire, alors que son rôle au cœur du processus créatif est dissimulé dans Minutes to Go, l’histoire génétique des deux textes de Rimbaud révèle l’étendue réelle de l’implication de Burroughs, avec une succession de cut-ups en anglais, en français et une combinaison des deux. L’historique du manuscrit confirme également la main de Burroughs (plutôt que celle de Corso), comme affirmation d’une relation textuelle plus large entre Minutes to Go, la langue et la littérature françaises que la présence récurrente de Rimbaud convoque. Cette relation se signala sur la couverture de Minutes to Go en 1960 par l’ajout d’un bandeau, revendiquant, en français dans le texte, “un règlement de comptes avec la Littérature”.

“un règlement de comptes”
Tout comme la présence de Rimbaud dans les pages de Minutes to Go, l’apparition de ces sept mots de français sur la première de couverture n’est pas passée inaperçue. Ou plutôt, alors qu’ils ont été presque complètement ignorés par les chercheurs francophones, ces mots ont fait partie intégrante de la réception anglophone de Minutes to Go. En effet, au cours des quatre dernières décennies, les critiques, bibliographes et biographes les ont constamment signalés et sommairement commentés, en proposant leurs propres traductions. Pour Barry Miles, la signification du bandeau montre “clairement que, dès le début, Burroughs considérait les cut-ups comme des armes”8, tandis que pour Phil Baker, la phrase “un règlement de comptes avec la Littérature” est dans le “style lettriste agressif”9. Ces interprétations sont tout à fait valables, mais elles passent à côté d’un mystère si évident qu’il est caché à la vue de tous : pourquoi Minutes to Go, un ouvrage écrit en anglais par des écrivains anglophones pour un lectorat anglophone, déclare-t-il son message et lance-t-il le projet du cut-up avec une phrase en français ? La réponse révèle à la fois la signification intertextuelle secrète des mots et les méthodes de travail autour du cut-up que Burroughs a développées à Paris.
Burroughs, Gysin, Corso et Beiles étaient tous francophiles et possédaient une connaissance de base du français, mais la réponse la plus plausible à l’existence du bandeau est qu’il est le fait de Jean Fanchette, l’éditeur parfaitement bilingue de Minutes to Go. Le magazine littéraire récemment lancé par Fanchette, Two Cities, se présentait comme “La revue bilingue de Paris”, et Minutes to Go adoptait son format ; initialement, Burroughs se référait à Minutes to Go comme étant un “numéro spécial de Two Cities“10. Comme la plupart des numéros de la revue parisienne de Fanchette étaient accompagnés de bandeaux similaires, la question de sa paternité semble être résolue compte tenu des habitudes éditoriales. Cependant, bien que semblables les uns aux autres, les bandeaux utilisés pour Two Cities diffèrent catégoriquement, sur le plan idéologique et formel, de celui qui habille Minutes to Go. Les bandeaux de Fanchette ont toujours recours au langage conventionnel de l’hommage, littéralement, comme pour le numéro d’automne 1960, dont le bandeau annonce un “HOMMAGE A RABINDRANATH TAGORE”. Portant le nom de l’auteur en lettres majuscules, ce type de bandeau contraste fortement avec la formule que promeut Minutes to Go, qui revendique une attaque contre la notion d’auteur et les conventions littéraires. Fanchette, qui a caractérisé le cercle à l’origine de la revue comme étant dépourvu de “tout parisianisme, tout terrorisme littéraire”11, mérite d’être reconnu et salué pour son audace en tant qu’éditeur, mais il n’est pas l’auteur d’”un règlement de comptes avec la Littérature”.
La présence inattendue du français pour lancer le projet du cut-up est significative parce qu’elle pose à un lectorat anglophone des questions de provenance et de paternité : à qui appartiennent ces mots, d’où viennent-ils, qui parle ? Ce sont les questions même que pose Minutes to Go, dont les cut-ups sont signés par leurs auteurs, même si nous savons que les mots qui les composent sont issus de divers textes sources. La question des origines est à son tour au centre de Minutes to Go en raison du nombre cosistant de textes de Burroughs qui proviennent d’articles scientifiques sur les virus, le cancer et les gènes. Ses expériences appliquaient des méthodes de recherche similaires à la réplication et à la mutation du langage. Les questions de pathologie, d’hérédité biologique et de déterminisme du code génétique coïncident en effet avec les questions de paternité littéraire, d’agencement et d’intentionnalité dans un texte comme “VIRUSES WERE BY ACCIDENT? ” qui commence ainsi :
(Resevoir of rabies and other virus? discovered in Brown fat of vampire bats and their well known and easily chosen human constituent.)
Cancer tests… brown blood.. live babies.. proof of virus. vacine? (Burroughs et autres, Minutes to Go 15)
(Réservoir de la Rage et d’autres virus? découverts dans le gras Marron des vampires et de leur composant humain bien connu et facilement choisi) Analyses cancérigènes… sang marron… bébés vivants… preuve de virus. Vaccin? (Burroughs et al., Métro blanc 72)
Lorsque les lecteurs anglophones, qui doivent traduire le “règlement de comptes” figurant sur la couverture de Minutes to Go, essaient de lire un texte aussi découpé, fragmenté et cryptique, avec une typographie et une ponctuation aussi peu courante, ils sont amenés à faire l’expérience d’une étrangeté soudaine vis-à-vis de leur “propre” langue. Le titre même du texte – “VIRUSES WERE BY ACCIDENT?” – interroge le présupposé d’intentionnalité.
Les poèmes produits par des opérations fortuites et l’appropriation de textes sources problématisent à la fois la paternité et l’interprétation. De même, le mot d’ordre en français sur le bandeau de Minutes to Go livre simultanément un message et insiste sur son indétermination. Doiton le comprendre comme étant anonyme ou comme étant le fruit d’une collaboration, où s’exprime une voix collective ? Même l’objet de l’attaque n’est pas clair, puisque ce que l’on entend par “la Littérature” n’est défini que par sa majuscule, qui insiste sur les hiérarchies fixées par l’article défini “la”. L’article indéfini avec la minuscule (“un” dans “un règlement”) établit donc les termes de l’opposition, contestant l’essentialisme et l’élitisme de “la Littérature”. Dans son indétermination de sens et d’origine, la phrase est donc performative, soulignant avec quelle précision elle a été choisie pour servir de slogan publicitaire* et de cri de ralliement* au manifeste du cut-up.
Bien que le bandeau en français ne soit pas spécifiquement rattaché à l’origine géographique de la publication, il invite néanmoins à établir le lien avec Paris en évoquant un contexte d’avant-garde artistique élargi. Cette hypothèse étaye l’affirmation de Baker qui identifie le “règlement de comptes” à un “style lettriste agressif” (Baker 126). En fait, le contenu même de Minutes to Go convoque non pas Isidore Isou mais son compatriote Tristan Tzara et les dadaïstes qui opéraient dans le Paris du début des années 1920. En d’autres termes, le français apparaît sur la couverture de Minutes to Go comme la langue associée aux mouvements d’avant-garde, qu’ils soient animés par des Roumains dans les années 1920 et 1940 ou par deux Américains, un Canadien et un Sud-Africain dans les années 1960.
En effet, le bandeau évoque inévitablement les mouvements de l’avant-garde parisienne, dans la mesure où ils se livraient eux aussi à “un règlement de comptes avec la Littérature”. Dans les pages de Minutes to Go, Gysin parle ainsi des luttes intestines entre dadaïstes et surréalistes ainsi que de Tzara comme d’un précurseur qui “sortait des mots d’un chapeau” (Burroughs et autres, Minutes to Go 42). La dette du cut-up envers “pour faire un poème dadaïste” de Tzara est évidente car, s’il y a jamais eu “un règlement de comptes avec la Littérature”, ce fut bien sa recette ironique pour composer des poèmes à partir de coupures de presse. Bien que le lien avec Tzara soit toujours fait dans les discussions autour du cut-up, il faut prendre en compte que son importance repose sur la date, le lieu et la langue dans laquelle ce dernier a lu et publié son texte le plus célèbre.
Tzara a mis en pratique pour la première fois en public sa méthode du cut-up le 23 janvier 1920, pour ses débuts à Paris lors d’un événement organisé par André Breton, annoncé comme le “premier vendredi de Littérature“. Et c’est dans Littérature, la revue la plus importante du Paris Dada (et plus tard du Surréalisme), que le texte de Tzara, “pour faire un poème dadaïste”, a été publié pour la première fois, en juillet-août 1920. Le lien entre Minutes to Go et Tzara tient autant à l’origine qu’à la pratique. La lettre majuscule dans “un règlement de comptes avec la Littérature” apparaît maintenant comme une référence à la revue de Breton, qu’elle désigne comme l’objet de l’attaque. Le Littérature de Breton était loin d’être suffisamment antilittéraire pour Tzara, et c’est pourquoi, en novembre 1920, il régla ses propres comptes avec Breton par l’intermédiaire d’une autre revue Dada, 391, éditée par Francis Picabia. Dans un texte figurant sur la couverture de la revue, Tzara attaque Breton en citant le jeu de mots de Cocteau sur le titre de la revue de Breton : “Rimbaud est allé au Harrar pour fuir ‘Littérature’“. Quarante ans plus tard, cette histoire avant-gardiste de règlements de comptes et de jeux de mots hante le bandeau de Minutes to Go.
Celui-ci désigne donc à la fois le Littérature de Breton et Tzara et Rimbaud comme les écrivains les plus étroitement identifiés à des règlements de compte contre la littérature française. Et pourtant, rien n’est moins antilittéraire que d’évoquer des ancêtres littéraires. Ce qui fait de la formule anonyme du bandeau l’emblème de la déconstruction de la notion d’auteur dans Minutes to Go, ce n’est pas une allusion littéraire, c’est le processus même de l’intertextualité. Delaune a tout à fait raison d’insister sur le fait que, dans l’œuvre de Burroughs, l’intertextualité n’est pas “littéraire”, ni n’est une pratique de la citation et de l’allusion12. Au contraire, le processus mis en branle par la méthode du cut-up rend l’agencement, l’intentionnalité et la référence indéterminés et multiples. Ainsi, si Miles attribue avec justesse le bandeau de Minutes to Go à Burroughs, nous devons nous pencher sur le choix de la langue et l’origine de la phrase pour saisir comment elle dépasse la notion d’auteur. Le texte source d’”un règlement de comptes” est révélé dans Naked Lunch, bien qu’il ne soit pleinement apparent que dans sa traduction, Le Festin nu :
Reading the paper … Something about a triple murder in the rue de la Merde, Paris: “An adjusting of scores.” … I keep slipping away … “The police have identified the author […] Does it really say that? … I try to focus the words … they separate in meaningless mosaic…13
Lu dans le journal… quelque chose à propos d’un triple meurtre perpétré rue de la M. à Paris… “Un règlement de comptes”… tout se brouille, je perds pied… “La police a identifié l’assassin […] Ai-je vraiment lu cela? J’essaye de déchiffrer les mots… ils sont de plus en plus flous, ils s’émiettent en un puzzle absurde… 14
Cet extrait identifie la provenance de la phrase utilisée sur le bandeau – Paris sur le plan géographique, et un journal pour ce qui est du texte. De ce contexte, nous pouvons déduire que la traduction par Kahane de la phrase anglaise (“An adjusting of scores”) en français (“Un règlement de comptes”) a rétabli sans le savoir le texte source original de Burroughs. En effet, Kahane traduisait à nouveau en français une phrase que Burroughs avait lui-même traduite du français vers l’anglais15. Et le contexte particulier du passage renseigne sur la signification de la phrase, car on y trouve tous les autres ingrédients clés de Minutes to Go : la difficulté de l’interprétation (une “mosaïque vide de sens”), des sources journalistiques, un écrivain qui s’identifie comme lecteur et traducteur, un règlement de comptes dans une rue de Paris, et la criminalisation de l’auteur (“La police a identifié l’auteur”, incorrectement traduit par “l’assassin” dans Le Festin nu). Burroughs a écrit ces lignes de Naked Lunch à Tanger en 1956, deux ans avant de s’installer à Paris. Au printemps 1960, lorsque le bandeau a été joint aux exemplaires de Minutes to Go, il a dû se remémorer ce passage et y reconnaître une augure de caractère magique, de multiples points d’intersection avec sa nouvelle méthode pour régler ses comptes en créant une mosaïque à partir de mots et de journaux français.
Pour résumer, derrière le français du bandeau de Minutes to Go, nous découvrons Naked Lunch, et derrière le roman de Burroughs, nous trouvons des mots tirés d’un journal français, en une circulation entre les langues et entre le littéraire et le non-littéraire. Burroughs a effectué son propre “règlement de comptes avec la Littérature” en donnant une nouvelle tournure au “pour faire un poème dadaïste” de Tzara, qui commençait par “Prenez un journal”. En effet, en reprenant le matériau original en français de Naked Lunch, Burroughs ne cite pas le livre dont il est l’auteur et qui porte son nom sur la couverture, mais le texte source anonyme d’un journal, et affirme ainsi la déconstruction de l’auteur revendiquée et appliquée dans Minutes to Go. Le choix des mots de Burroughs pour lancer le projet du cut-up était à la fois totalement énigmatique et tout à fait approprié. L’ironie – le fait que ce soit la retraduction française de la phrase dans Le Festin nu qui permette de remonter à son origine dans Naked Lunch et qui rende ainsi visible l’intertextualité entre le roman et Minutes to Go – est significative car, dans le texte même de Minutes to Go, nous trouvons exactement le contraire.
Dans Minutes to Go, les liens intertextuels avec Naked Lunch, qui sont parfaitement évidents pour les lecteurs anglophones, sont à plusieurs reprises perdus dans la traduction pour les lecteurs francophones. Pour ne donner qu’un exemple parmi tant d’autres, le texte de Burroughs “REACTIVE AGENT” commence par recycler de nombreuses lignes de la section “atrophied preface” de Naked Lunch, y compris des phrases mémorables telles que “My whippets are dying” (26). Beach et Pélieu traduisent la phrase par “Mes whippets sont en train de mourir” (Burroughs, Métro blanc 65), tandis que Lemaire et Taylor donnent “Mes chars d’assaut légers sont en train de mourir” (Burroughs, Œuvre croisée 74) ; Aucune de ces deux versions ne renverra les lecteurs francophones au Festin nu, puisque Kahane a traduit la phrase par “mes lévriers vont crever” (Burroughs, Le Festin nu 251). Il ne fait aucun doute que les œuvres de nombreux écrivains souffrent des versions produites par divers traducteurs travaillant sur des textes différents, mais dans le cas de l’œuvre de Burroughs, qui se définit par ses réseaux infinis de trames intertextuelles, par la réitération et la recombinaison incessantes de mots et de phrases à travers les textes, le problème est spécifique à son esthétique dans son entier. La pratique de l’inter-connectivité radicale chez Burroughs était manifeste dans les premiers cut-ups et apparaît pour la première fois là où on l’a le moins suspecté : dans Minutes to Go.
“Solemen Accountants”
Lorsque l’on compare les traductions des textes de Burroughs dans Minutes to Go par Lemaire et Taylor dans Œuvre croisée avec celles de Beach et Pélieu dans Le métro blanc, il n’est pas nécessaire de penser à la fidélité ou à la qualité au sens courant du terme. La question n’est pas de savoir si la première ligne de ” FROM SAN DIEGO UP TO MAINE ” – “Solemn Accountants are jumping ship” – est mieux traduite par “De graves Comptables sautent du navire” (Burroughs, Œuvre croisée 73) ou par “Comptables solennels abandonnent leur bâtiment” (Burroughs, Métro blanc 63). Bien que cela passe inaperçu lors d’une lecture occasionnelle, ce qui importe le plus n’est pas la phrase individuelle ou le texte individuel, mais la réitération et la recombinaison systématiques des phrases dans les textes.
“FROM SAN DIEGO UP TO MAINE ” est l’un des trois seuls textes de Minutes to Go qui soient traduits à la fois dans Œuvre croisée et dans Le métro blanc, ce qui en fait un objet d’attention utile. En première lecture, nous rencontrons le problème le plus courant dans les adaptations françaises de Burroughs : des phrases qui se répètent à l’identique dans l’original sont fréquemment traduites avec des variantes. Ici, par exemple, la phrase “Teen Age Future”, qui apparaît à l’identique dans les paragraphes d’ouverture et de clôture de “SAN DIEGO”, est traduite d’abord par “Avenir Adolescent” (Burroughs, Métro blanc 63), puis par “Temps Avenir Adolescence” (64). Dans Œuvre croisée, la même phrase est à nouveau traduite différemment, d’abord par “l’Adolescence Future” (Burroughs, Œuvre croisée 73) et ensuite par “Temps Futurs Adolescents” (74). Quoi que l’on pense des traductions de Beach et Pélieu ou de Lemaire et Taylor, on retrouve la même décision qui consiste à rejeter la répétition dans le texte original.
Ce refus de respecter les répétitions chez Burroughs est au cœur des difficultés rencontrées par ses traducteurs, aujourd’hui comme hier. Par exemple, en travaillant sur Lettres du Yage en 2007, Théophile Ariès, soucieux de “faire une bonne traduction”, reconnaît le problème du “français, où les répétitions de mots sont presque strictement interdites”16. En fait, le problème est général, comme le reconnaît le traducteur tchèque de Burroughs, Josef Rauvolf, qui avoue en 2018 qu’”il est tentant de traduire différemment ces unités répétitives (pour montrer combien d’expressions je connais, combien je suis un traducteur sophistiqué…)…”17. Ce qui vaut pour la traduction de répétitions internes, au sein d’un même texte, vaut aussi pour les répétitions d’un texte à l’autre, et bien qu’elle soit peu étudiée par les chercheurs, c’est là la dimension cruciale de l’œuvre de Burroughs, qui pose le plus grand défi possible aux traducteurs. Dans Minutes to Go, l’intertextualité est rendue explicite dans le cas de “SAN DIEGO” parce qu’il est immédiatement suivi d’un texte qui se présente comme un cut-up de celui-ci : “‘San Diego Up to Maine’ Cut Up”. Ensemble, les textes forment un modèle d’intertextualité via le cut-up, et le lecteur est invité à identifier à la fois les variations et les duplications. Par exemple, l’expression “his assailant” est répétée dans le second texte comme elle apparaît dans le premier. Dans les traductions de Beach et Pélieu des deux textes, cependant, la première occurrence est traduite par “son assaillant”, la seconde par “son agresseur” (Burroughs, Métro blanc 64). La traduction introduit de la variété là où l’original insiste sur la répétition et, ce faisant, réduit l’effet précis de duplication qui forme l’inter-connectivité complexe des deux textes.
Puisque dans Œuvre croisée, seul “SAN DIEGO” est traduit, et non sa version cut-up, cette démonstration cruciale de l’intertextualité est perdue. D’un point de vue littéraire “conventionnel”, le second texte semble inférieur parce que répétitif, mais c’est mal comprendre comment Burroughs a appliqué la méthode du cut-up précisément pour jouer de la répétition. Ce que “SAN DIEGO” et sa version cut-up montrent, c’est que la répétition produit toujours une différence, un complément, un changement de sens et d’affect – qu’il s’agisse d’un sentiment étrange de déjà-vu ou d’ennui. Il ne s’agit jamais d’une répétition de la même chose. Paradoxalement, lorsque le traducteur remplace les mots répétés par une variation, cette différence par la répétition est perdue. La variété dilue l’expérimentation, banalise l’écriture de Burroughs, la rapproche d’une écriture conventionnelle, indifférenciée. L’ampleur et la complexité des explorations de Burroughs sont évidentes dans le cas de “SAN DIEGO”, qui entretient des relations intertextuelles avec pas moins de six textes dans Minutes to Go, et dans le cas de l’un d’entre eux – “OPEN LETTER TO LIFE MAGAZINE” – ce qui est en jeu dans les traductions de Beach et Pélieu devient particulièrement clair.
Revenons vers ces “Solemn Accountants” qui apparaissent dès l’ouverture de “SAN DIEGO” et deviennent des “Comptables solennels” dans la traduction de Beach et Pélieu. Dans Minutes to Go, le lecteur attentif les rencontre avec une étrange impression de déjà-vu. En feuilletant la brochure, on s’aperçoit que ces “Comptables solennels” sont apparus pour la première fois dans “OPEN LETTER TO LIFE MAGAZINE”. Et si nous continuons à aller et venir entre ces deux textes, nous découvrons pas moins de treize phrases qu’ils ont en commun et qui apparaissent dans le même ordre dans les deux textes. Parce que nous avons rencontré “OPEN LETTER” en premier, nous identifions ces phrases comme étant les originales, reprises dans “SAN DIEGO”. Dans Le métro blanc, cependant, c’est “SAN DIEGO” qui apparaît en premier, de sorte que “LETTRE OUVERTE” en devient l’écho. L’inversion de l’ordre des textes dans la structure de l’ensemble inverse le rapport de l’original à la répétition et transfère l’effet d’un texte à l’autre. Le changement de séquence dans Le métro blanc pourrait passer pour une erreur éditoriale pure et simple. Mais l’envisager comme une corruption du texte original, comme une trahison de l’intentionnalité de l’auteur, c’est faire appel aux conventions littéraires mêmes contre lesquelles la méthode du cut-up est déployée. En ce sens, Le métro blanc poursuit le travail subversif de Minutes to Go, qui vise notamment à renverser les notions d’originalité et d’intégrité textuelle. D’autre part, lorsque l’on compare les textes et que l’on s’aperçoit que sur les treize phrases partagées entre “SAN DIEGO” et “OPEN LETTER”, seules trois sont traduites à l’identique, c’est la pratique subversive qui est elle-même subvertie.
Nous pouvons suivre nos “Comptables solennels” au-delà de Minutes to Go jusqu’au Ticket qui explosa, qui reprend près de la moitié de “SAN DIEGO”. Avant de les traduire par “Comptables solennels” dans Le métro blanc, Beach et Pélieu en avaient fait “des Employés Aux Écritures” dans Le ticket qui explosa18, court-circuitant ainsi l’utilisation par Burroughs de duplications précises pour relier Le ticket qui explosa à Minutes to Go. Il en va de même pour d’autres expressions issues de Minutes to Go qui reviennent dans La machine molle et Nova Express, comme le refrain qui place la traduction au cœur de la méthode de Burroughs : “shift lingual”. Alors que dans leur traduction des textes de Minutes to Go, Lemaire et Taylor l’ont traduit par “déplacer linguale” (Burroughs, Œuvre croisée 72), Beach et Pélieu ont utilisé deux traductions différentes : “Déplacez les linguales” dans Le ticket qui explosa (Burroughs, Trilogie 329) et La machine molle (175, 178) et, dans Nova Express, “Déplacez les linguales” (529, 532) et “Linguales déplacées” (535). Dans d’autres contextes, ces variations infimes n’auraient pas d’importance et pourraient sembler sans rapport avec le message, mais dans Minutes to Go, le médium est le message, ce qui exige une attention particulière aux détails. C’est pourquoi ce qui est perdu dans la traduction pour le lecteur francophone peut aussi révéler quelque chose d’important pour le lecteur anglophone, et si nous examinons de plus près ces “Solemn Accountants” dans Minutes to Go, nous découvrons de quelle façon subtile fonctionnent les erreurs dans l’œuvre de Burroughs.
En comparant les textes, on découvre que les “Comptables solennels” de “SAN DIEGO” apparaissent dans “LETTRE OUVERTE” comme des ” semellemâles comptables ” (Burroughs, Métro blanc 68). La différence très visible entre les deux traductions rend évident ce que le lecteur anglophone n’a probablement pas remarqué, à savoir que dans “OPEN LETTER” nous n’avons pas “solemn accountants” mais “solemen accountants” (Burroughs, Minutes to Go 11). La lettre supplémentaire “e”, qui passe facilement inaperçue et qui pourrait être considérée comme une coquille si elle est repérée, transforme complètement le sens. La solution de Beach et Pélieu, qui consiste à créer le néologisme “semellemâles”, est pragmatique mais ne restitue en rien la subtilité et l’économie de l’original anglais, ni sa portée discutable : la difficulté de décider si le “e” supplémentaire est intentionnel ou accidentel, s’il doit être interprété ou ignoré. L’original jette un doute irréductible sur de tels binaires ; la traduction le résout. Pour le traducteur, comme pour l’éditeur ou le lecteur attentif, les cut-ups posent constamment et avec insistance cette question de l’agencement, et donc le choix d’une interprétation annule l’effet perturbant produit par l’ambiguïté et l’incertitude du sens.
“Shift Lingual”
Alors que Burroughs découpait des articles de journaux sur la recherche génétique, ce contexte élargi indique qu’il considérait la métaphore linguistique sous l’angle de la biologie moléculaire – l’idée que la vie est “écrite en mots de quatre lettres avec nos gènes” (Burroughs, Minutes to Go 60) – et qu’il l’appliquait à l’envers. Des décennies avant que les scientifiques ne parlent du génome comme d’un “texte codé” ou de l’utilisation de “ciseaux moléculaires” pour procéder à une “édition génomique”, Burroughs manipulait dans Minutes to Go des lettres par hasard et par choix pour éditer des mots et produire l’équivalent de variantes génétiques. Ses expériences de répétition et de “corruption” textuelle sont autant de moyens de lutter contre le déterminisme et d’élargir le patrimoine génétique du langage dont résulte l’identité et la réalité.
L’inventivité de la pratique du cut-up à un niveau aussi moléculaire dans Minutes to Go est rendue manifeste par les diverses traductions, précisément grâce à des exemples qui ne fonctionnent qu’en anglais. Les possibilités créatives du cut-up sont démontrées par la juxtaposition de “SAN DIEGO” et de sa version cut-up, qui introduit des variations par l’action des ciseaux. Ainsi, “appalling conditions” dans “SAN DIEGO” devient “appalling con” dans “San Diego Up To Maine’ Cut Up” (Burroughs, Minutes to Go 21, 22), où “con” est polysémique de façon ambiguë et peut signifier “un escroc”, “une escroquerie”, “un inconvénient”, voire “un prisonnier”. Dans la traduction de Beach et Pélieu, “conditions effroyables” devient “effroyable cond”, et bien que la coupe soit visible, elle ne produit pas de nouveau sens (Burroughs, Métro blanc, 63, 65). Ou encore, le “cabbage” qui apparaît dans “SAN DIEGO” est découpé et transformé en “cab” dans “‘San Diego Up To Maine’ Cut Up” (Burroughs, Minutes to Go 21, 22). Beach et Pélieu traduisent exactement chaque mot – “chou” dans “SAN DIEGO” et “taxi” dans “‘San Diego Up To Maine’ Cut Up” – mais ils ne partagent pas la matérialité du signifiant qui relie arbitrairement les deux signifiés en anglais (Burroughs, Métro blanc, 64).
Le problème de la traduction ici n’est pas seulement dû à la polysémie des mots en anglais. L’utilisation par Burroughs de la méthode du cut-up va plutôt à l’encontre de la théorie classique de la traduction parce qu’elle traite les mots comme un matériau : ses ciseaux traduisent en effet le texte source original en prêtant attention au signifiant, et non au signifié, au matériau de surface et non au sens profond. Significativement, la priorité de la phonétique sur la sémantique a été reconnue par d’autres praticiens du cut-up, tel Jürgen Ploog, précisément en raison des difficultés liées à la traduction des cut-ups. Bien que Ploog ait jugé combien il lui était plus facile de créer en anglais que dans sa langue maternelle – l’allemand -, sa conclusion va au-delà de la reconnaissance des avantages linguistiques qu’offre l’anglais en tant que langue naturelle du cut-up (“sa grammaire est plus souple et sémantiquement moins déterminée”)19. Pour Ploog, ce qui “place la traduction sous un nouveau jour”, c’est plutôt l’effet de perturbation sémantique qui est au cœur du cut-up, ce qui signifie que la priorité doit être donnée à la réalisation d’une version qui “ressemble quelque peu à la sonorité de l’original”.
Bref, Ploog propose une traduction homophonique, ou du moins une traduction centrée autant sur la sonorité que sur le sens, et ce faisant, il relie la pratique de Burroughs à une tradition qui remonte à l’usage par Raymond Roussel d’homophones pour produire des textes, et à son héritage dans l’œuvre de Raymond Queneau, Georges Perec et l’OULIPO (qui a été créé à Paris six mois après la parution de Minutes to Go), ainsi qu’à la poésie concrète et la poésie du langage issue du magazine américain L=A=N=G=U=A=G=E publié par Charles Bernstein and Bruce Andrews. Tous ces travaux expérimentaux remettent en question la priorité accordée au sens dans la lecture et la traduction d’un texte au détriment de sa matérialité ou de sa sonorité. Cette dimension non sémantique a été négligée dans le cas de Burroughs parce qu’il est largement considéré comme un romancier expérimental ou un penseur révolutionnaire, et non comme un poète. Ce point de vue est une autre raison du manque d’attention dont a pâti Minutes to Go, dont la forme et le cadre de référence sont visiblement poétiques. Le fait de rétablir ce contexte contribue à éclairer pourquoi l’implication de Burroughs vis-à-vis de la traduction est si parlante, comme l’attestent ses cut-ups de Rimbaud.
Si l’on s’appuie sur l’étude de Véronique Lane qui reconnaît qu’avec “SONS OF YOUR IN”, Burroughs a créé un texte entièrement lisible en anglais en s’appropriant des mots du poème original de Rimbaud, nous pouvons comprendre la méthode du cut-up comme une pratique de la traduction : les mots croisent les langues – de sorte que “sons” échange son sens français de “sonorités” pour son sens anglais (“les fils”)20. Burroughs répond ici littéralement à l’injonction à “changer de langue”, et une comparaison minutieuse montre à quel point sa pratique est subtile : “SONS” évite de prendre certains des mots les plus évidents communs aux deux langues, comme “fortunes”, par exemple, et génère à la place l’homophone anglais “knows” à partir de “nos” dans le poème de Rimbaud (Burroughs, Minutes to Go 25). Cette créativité inter-linguistique, qui dans “SONS” produit également le mot anglais “harm” à partir du mot “harmonie”, est le résultat direct du séjour de Burroughs à Paris et un reflet de son attention aux détails linguistiques, qui n’ont jamais été sérieusement pris en compte auparavant.
Pour ce qui est de communiquer l’esthétique propre à Burroughs, les traductions de Beach et de Pélieu ne sont pas à la hauteur à bien des égards. En particulier, alors que Delaune a, à juste titre, opposé en termes élogieux leur approche à celle de Kahane, arguant qu’ils reconnaissaient l’intertextualité répétitive de l’œuvre de Burroughs, les faits suggèrent que l’ampleur de la répétition et l’attention minutieuse aux détails qu’elle exige les ont vaincus – même si, selon Delaune, ils ont eu recours à “un carnet téléphonique roulant” précisément pour inventorier les phrases récurrentes (Delaune, “Le cut-up”, 140). Bien que compromis, leur travail deviendra un modèle pour les traducteurs ultérieurs, comme Josef Rauvolf, qui s’efforçait de “se souvenir de toutes ces phrases et unités différentes, en les vérifiant sans cesse”. C’est pourquoi, dans le cas de Nova Express, il s’est tourné vers la traduction de Beach et Pélieu, même s’il ne parlait pas français, “pour voir comment les unités étaient divisées, ce qui était lié à quoi”21. Significativement, Rauvolf a complété cette approche structurelle plutôt que sémantique de la traduction en écoutant des enregistrements de Burroughs lisant son texte, en étant attentif au son et au rythme autant qu’au sens.
À leur décharge, Beach et Pélieu ont subi le même sort que Burroughs lui-même, qui était également dépassé par la quantité de cut-ups produits et par leur inter-connectivité infinie. Comme Beach et Pélieu l’ont constaté, aucun lexique analogique n’aurait pu répertorier la textualité des cut-ups de Burroughs : même à l’ère numérique, une généalogie complète reste utopique, comme l’a soutenu Hougue, puisqu’il semble impossible de clore l’histoire génétique intertextuelle d’œuvres qui puisent dans d’autres textes, dont seul un petit nombre pourra jamais être identifié. Bien que l’étendue des expérimentations de Burroughs les ait vaincus, Beach et Pélieu font parfois preuve d’une sensibilité remarquablement astucieuse au niveau linguistique microscopique où ils travaillaient. L’exemple le plus spectaculaire est la façon dont ils ont traité l’une des nombreuses coquilles présumées de Minutes to Go.
En général, l’approche de Beach et Pélieu était tout à fait conventionnelle : par exemple, dans “VIRUSES WERE BY ACCIDENT?”, ils ont ignoré la signification du point d’interrogation dans le titre et interprété l’erreur dans la première ligne – “Resevoir” pour “Reservoir” – comme un simple accident nécessitant une correction, ce qui a donné “Réservoir” (Burroughs, Métro blanc 72). Cependant, dans leur traduction de “THE ACTUAL MA VIRUSES”, ils n’ont pas vu de coquille dans la dernière ligne : “Cut up articles on polio virus und subliminals” (Burroughs, Minutes to Go 16). Dans “LES VRAIS VIRUS”, Beach et Pélieu n’ont pas considéré “und” comme étant une erreur et ne l’ont pas corrigée par “and” pour le traduire par “et”. Au contraire, avec leur sensibilité linguistique de traducteurs, tout en voyant l’erreur en anglais, ils l’ont entendue comme un mot allemand, ajoutant des italiques – “und” – de sorte que, sans altérer une lettre, ils ont rétabli le sens correct. C’est une lecture inspirée, car bien qu’ils n’aient pas pu connaître l’histoire génétique du texte, Burroughs utilisait des expressions allemandes dans ses textes sources. Comme le révèlent les archives, c’est le titre de l’opéra Tristan und Isolde de Wagner qui est à l’origine de “und” dans “THE ACTUAL MA VIRUSES”22. En mettant le mot en italique, Beach et Pélieu attirent formellement l’attention non seulement sur la façon dont le texte “change de langue” mais aussi sur son sujet, qui est l’une des préoccupations centrales de Burroughs en matière de langage : le fonctionnement subliminal des signes qui, comme les virus réels, communiquent en dessous du niveau de la perception consciente. Identifier les difficultés d’ensemble et les réussites occasionnelles de la traduction des cut-ups de Burroughs n’ouvre pas nécessairement la voie à de meilleures traductions. Au contraire, en révélant les limites et les possibilités de la traduction, cela nous en apprend davantage sur les méthodes de travail qui ont produit les cut-ups de Burroughs et sur la manière dont nous pouvons les lire au mieux.
“Hommage à l’Académie Française”
L’un des rares indices de ce que Burroughs pensait de la traduction de son œuvre en français apparaît dans sa toute première publication suivant Minutes to Go. Publiée en juin 1960 dans le premier numéro de l’éphémère revue Haute Société, elle se compose de deux parties : le cut-up “NOTHING IS TRUE, EVERYTHING IS PERMITTED” et les explicites “NOTES ON THE CUT UP METHOD OF BRION GYSIN”, placés dans des colonnes parallèles côte à côte avec leurs traductions, “RIEN N’EST VRAI, TOUT EST PERMIS” et “NOTES SUR LA MÉTHODE DU DÉPEÇAGE DE BRION GYSIN”23. L’une des œuvres les plus méconnues de Burroughs, elle est unique à plusieurs égards, notamment en raison de son bilinguisme.
Le rédacteur en chef de Haute Société était Jacques Houbart, et bien qu’il n’ait pas traduit le texte (c’est Allan Zion qui s’est prêté à la tache), il achevait alors sa traduction de Sur la route de Kerouac, publiée plus tard la même année chez Gallimard, et il discutait à ce moment-là avec Burroughs de la question de la traduction même. Houbart rapporte qu’”il ne s’intéressait qu’aux intégristes musulmans, qui – comme on le sait – estiment que le Coran est intraduisible”24. Puisque Burroughs découpe des pages du Coran dans “RIEN N’EST VRAI” (comme il l’a fait dans Minutes to Go), son fondamentalisme n’a rien à voir avec le respect de l’intégrité sacrée du texte d’origine. Il semble plutôt contester la fidélité du français à l’égard de ses textes, ce qui explique une saisissante note de bas de page : “Hommage à l’Académie française” (Burroughs, “NOTHING” 34). Puisque le texte “NOTES” nomme Tzara et Rimbaud et promeut la méthode du cut-up pour “des possibilités illimitées de distendre ou de franchir la Frontière des Mots” (33), la conclusion est claire : l’hommage moqueur de la note de bas de page vise les gardiens officiels de l’ordre linguistique à Paris et oriente le titre du texte en direction de l’Académie Française – l’institution hégémonique pour laquelle tout est vrai et rien n’est permis.
Pour Burroughs, la langue française était figée et il savait à qui s’en prendre : “Le français est difficile à découper parce que c’est ainsi que l’a voulu l’Académie française”25. Bien que Burroughs s’appuyât sur une expérience limitée du cut-up à partir du français et qu’un écrivain parfaitement bilingue aurait pu parvenir à des conclusions différentes, il partageait à l’époque ce point de vue avec ses collaborateurs à Paris. En effet, la place centrale du français au début du projet est suggérée par la façon dont ils ont tous désigné le même coupable siégeant à l’Institut de France. En mars 1960, alors même qu’il s’excommuniait de Minutes to Go, Gregory Corso reprenait la position de Burroughs en décrivant l’accueil réservé à une lecture de poésie qu’il venait de donner à Paris : “Les Français sont tous foutus à cause de leur langue, les 40 hommes de l’Académie s’accrochent à la langue, pas de changement possible : c’est pour ça que l’anglais est si génial, on peut le changer, l’augmenter, le tordre, tout !”26. Quelques mois plus tard, c’est au tour de Gysin de se lamenter sur le sort du français dans des termes presque identiques, lorsqu’il écrit à Paul Bowles en mai 1960 : “Ces pauvres meurent à l’intérieur de leur langue fossile et ne savent même pas qu’ils se suicident culturellement avec leur Académie “27.
Comme l’a dit Burroughs un mois après avoir commencé à utiliser la méthode du cut-up, l’anglais permet de transformer l’erreur en créativité : “Si mon écriture semble parfois non grammaticale, ce n’est pas dû à la négligence ou à l’accident. La langue anglaise – la seule langue vraiment ajustable – est en pleine transition” (Burroughs, Rub Out 7). Le fait d’être “réglable” fait de l’anglais une langue vivante, ouverte à la recherche génétique à l’aide d’une paire de ciseaux, et idéale pour “un règlement de comptes”. En incluant cette phrase en français dans Minutes to Go – “un règlement de comptes avec la Littérature” – Burroughs invite le lecteur anglophone à penser le cut-up en terme de traduction. Dans un premier temps, l’effet est de nous faire percevoir l’étrangeté même de notre propre langue, d’entendre la langue étrangère qui est en nous. Mais au-delà, par leur transformation et leur mutation à de moindres niveaux de lisibilité, les cut-ups de Burroughs innovent précisément de nouvelles formes de lisibilité, et c’est pourquoi nous découvrons dans les défis extrêmes auxquels sont confrontés leurs traducteurs les potentialités radicales de ses expérimentations.
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* les mots suivis d’un astérisque sont en français dans le texte
Notes
1. Philippe Mikriammos, William S. Burroughs : La vie et l’œuvre (Paris : Seghers, 1975), 153.
2. Benoît Delaune, “Le cut-up chez William S. Burroughs : Modèle plastique, création littéraire” (Thèse de Doctorat, Université de Rennes 2, 2003).
3. Clémentine Hougue, Le cut-up de William S. Burroughs : Histoire d’une révolution du langage (Paris: Les Presses du réel, 2014).
4. “On a dit parfois que ses traductions étaient médiocres, ce qui est faux” (Gérard-Georges Lemaire et Olivier Penot Laccassagne, “Conversation à batons rompus autour de William S. Burroughs,” Beat Generation : L’inservitude volontaire, Olivier Penot-Lacassagne, ed. [Paris: CNRS Éditions, 2018], 186).
5. La seule étude consacrée au texte reste mes essais “‘Burroughs is a poet too, really’: The Poetics of Minutes to Go,” The Edinburgh Review, 114 (2005): 24–36; “Cutting Up Politics,” in Retaking the Universe: William S. Burroughs in the Age of Globalization, Davis Schneiderman and Philip Walsh, eds. (London: Pluto, 2004), 175–200; et “Cutting up the Corpse,” in The Exquisite Corpse: Chance and Collaboration in Surrealism’s Parlor Game, Davis Schneiderman et autres, éd. (Lincoln: U of Nebraska P, 2010), 82–103.
6. William Burroughs et Brion Gysin, Œuvre croisée, Gérard-Georges Lemaire et Christine Taylor, trad. (Paris : Flammarion, 1976); Le métro blanc, Mary Beach et Claude Pélieu, éd. et trad. (Paris : Bourgois/Seuil, 1976).
7. Voir Véronique Lane, The French Genealogy of the Beat Generation: Burroughs, Kerouac and Ginsberg’s Appropriations of Modern Literature, from Rimbaud to Michaux (New York: Bloomsbury, 2017), 35–40.
À une raison
Un coup de ton doigt sur le tambour décharge tous les sons et commence la nouvelle harmonie.
Un pas de toi, c’est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.
Ta tête se détourne : le nouvel amour !
Ta tête se retourne : le nouvel amour !
« Change nos lots, crible les fléaux, à commencer par le temps, » te chantent ces enfants. « Élève n’importe où la substance de nos fortunes et de nos vœux, » on t’en prie.
Arrivée de toujours, tu t’en iras partout.
To a Reason
A rap of your finger on the drum fires all sounds and starts a new harmony.
A step of yours: the levy of new men and their marching on.
Your head turns away: O the new love!
You head turns back: O the new love!
“Change our lots, confound the plagues, beginning with time,” to you these children sing. “Raise no matter where the substance of our fortune and our desires,” they beg you.
Arrival of all time, who will go away everywhere.
(traduction de Louise Varèse)
8. Barry Miles, William S. Burroughs: A Life (London: Weidenfeld and Nicolson, 2014), 659, 365.
9. Phil Baker, William S. Burroughs (London: Reaktion, 2010), 126–27.
10. William Burroughs, Rub Out the Words: The Letters of William S. Burroughs, 1959–1974, Bill Morgan, éd. (London: Penguin, 2012), 21.
11. Jean Fanchette, “The Real Tale of Two Cities” (1976), manuscrit inédit, avec l’autorisation de Véronique Fanchette.
12. Voir Benoît Delaune, “Texte itératif et stéréotypes chez William Burroughs : De l’intertextualité à l’autostéréotypie”, Cahiers de Narratologie, 17 (2009), http://narratologie.revues.org/1268.
13. William Burroughs, Naked Lunch: The Restored Text, James Grauerholz and Barry Miles, éd. (New York: Grove, 2003), 58.
14. William Burroughs, Le Festin nu, Eric Kahane, trad. (Paris : Gallimard, 1964), 90.
15. Les archives du manuscrit présentent une version avec “adjustment of scores” au lieu de “adjusting”, ce qui témoigne sûrement d’une hésitation sur la meilleure façon de traduire “règlement”. (Voir les “Outtakes” dans Burroughs, Naked Lunch, 270).
16. Théophile Aries, email personnel, 2 octobre 2007.
17. Josef Rauvolf, email personnel, 9 janvier 2018.
18. William Burroughs, Trilogie (La machine molle, Le ticket qui explosa, Nova express), Mary Beach et Claude Pélieu, trad. (Paris: Christian Bourgois, 1993), 382.
19. Jürgen Ploog cité in Edward Robinson, Shift Linguals: Cut-Up Narratives from William S. Burroughs to the Present (Amsterdam: Rodopi, 2011), 122. « L’œuvre de Brion Gysin se fonde sur un système de ‘permutations’ et de ‘cutups’. Ces deux techniques s’adaptent parfaitement à la langue anglaise, mais, en français, la structure grammaticale rigide de la langue empêche toute ‘libération des mots’. En anglais, les mots peuvent se remplacer, changer d’article, s’adapter à tous les verbes, tous les adjectifs, tous les adverbes ; l’adjectif devient adverbe, le nom devient verbe…Changer les mots de place ou couper pour ensuite mélanger se heurte en français aux règles de grammaire immuables. Les trois articles définis et les trois indéfinis doivent être en place, et en bonne place, tandis qu’en anglais un seul article s’adapte à tous les noms et, même, on peut facilement et sans gêne omettre complètement les articles. L’absence de conjugaison, de genres, d’accords de verbe et d’adjectif et un goût prononcé pour le néologisme fait que l’anglais permet la liberté qu’exigent les ‘permutations’ et les ‘cut-ups’. Cela dit, si le français est prêt à laisser de côté l’orthographe et la grammaire, en un mot son intransigeance de l’écrit, pour laisser place à la lecture à haute voix des résultats des ‘cut-ups’, il verra, ou plutôt il entendra s’ouvrir les portes. » Texte inédit de Jean Chopin, 1975, dans Œuvre croisée, Flammarion, 1976, p.22
20. Gysin assimilait lui aussi la méthode du cut-up à la traduction, en mettant cependant l’accent sur la révélation d’un sens cache : “il s’agissait là d’une véritable traduction d’un message quasiment codé que seule notre méthode pouvait rendre possible,” a t-il confié à Gérard-Georges Lemaire (Burroughs [Paris: Henri Veyrier, 1986], 60).
21. Josef Rauvolf, email personnel, 9 janvier 2018.
22. Typescript (1959), “William S. Burroughs Papers, 1951-1972,” The Berg Collection, New York Public Library: 12.50, 15.
23. William Burroughs, “NOTHING IS TRUE,” Haute Société n°1 (Juin 1960) : 33–34.
24. Jacques Houbart, “Traduction ou décryptement ?,” Un homme grand : Jack Kerouac à la confluence des cultures, Pierre Anctil et autres, éd. (Ottawa: Carleton U P, 1990), 109.
25. Burroughs Live: The Collected Interviews of William S. Burroughs, Sylvère Lotringer, ed. (New York: Semiotext(e), 2001), 263.
26. Gregory Corso, An Accidental Autobiography: The Selected Letters of Gregory Corso, Bill Morgan, ed. (New York: New Directions, 2003), 236.
27. Lettre de Gysin à Paul Bowles, 16 mai 1960, Paul Bowles Collection, Humanities Research Center, University of Texas at Austin. Merci à John Geiger pour la mise à disposition de ce document.
Traduction © Bertrand Grimault