Théophile Aries interviewé par Lucie Malagnat

EBSN Voices

Théophile Aries est un écrivain, traducteur et musicien français. Vous pouvez consulter sa biographie en cliquant ici.

Lucie Malagnat : Quand et comment avez-vous découvert la Beat Generation ?

Théophile Aries : À la mort William S. Burroughs en 1997, j’avais déjà lu Le Festin Nu mais je ne connaissais pas l’histoire de la Beat Generation. Burroughs était en couverture de l’hebdo Les Inrocks début septembre 1997, et c’est là que j’ai découvert le mouvement auquel il appartenait. Puis en 1999, on m’a offert le livre This is the Beat Generation de James Campbell, une très bonne introduction aux trois pères fondateurs de la Beat Generation.

 
Couverture des Inrockuptibles de septembre 1997

Couverture des Inrockuptibles de septembre 1997

LM : Qu’appréciez-vous le plus dans cette littérature ?

TA : Je trouve que la Beat Generation s’inscrit vraiment dans la continuité de la tradition picaresque, ce personnage hors de la société, des lois, qui se construit soi-même hors de toute influence et dont chaque avancée forme un épisode. On pourrait faire des contes des différentes périodes de la vie de Burroughs, Ginsberg et Kerouac. C’est ce qui me plaît le plus, c’est ce retrait, ils évoluent dans le monde et non dans la société, c’est une vraie liberté aujourd’hui où l’on est avant tout citoyen. La société est le danger à éviter, comme chez Pétrone. C’est ce qui fascine dans Sur la Route même si au final ce sera Ginsberg et Burroughs qui maintiendront ce cap toute leur vie.

LM : Votre œuvre musicale est inspirée par la littérature de la Beat Generation. Comment la Beat Generation a-t-elle influencé votre carrière ?

TA : C’est surtout Burroughs qui m’a influencé. On retrouve les mêmes lignes dans Ultime Parole et Entre Chats. Ce sont comme des refrains, sa remarque classique « Who am I to judge ? » qui revient sans cesse. Il gardait les chapitres qu’il n’avait pas utilisés pour entamer le livre suivant, et cela m’a beaucoup influencé. Cela créé une continuité, chaque livre est la suite du précédent. L’œuvre de Burroughs n’est qu’un long livre. Dans ma musique, j’utilise les mêmes phrases sur plusieurs titres et les mêmes riffs de piano, et change tout le reste. L’idée est de créer un univers où un personnage ressasse les mêmes idées sous des airs différents, une sorte d’Intrazone.

LM : Parlons maintenant de votre travail dans l’édition. Comment s’est passée votre rencontre avec Christian Bourgois ?

TA : C’était en juin 2007, M. Bourgois était pour moi un personnage mythique, c’est lui
qui a apporté la littérature américaine en France, par passion. C’était fascinant de pouvoir échanger avec lui et de l’entendre raconter diverses histoires sur ses rapports avec ces auteurs, Burroughs, Giorno, et leurs traducteurs.

LM : Lui avez-vous proposé le livre que vous vouliez traduire ou bien était-ce l’inverse ?

TA : Je lui avais écrit pour lui présenter la nouvelle édition des Lettres du Yagé de Burroughs et Ginsberg, qu’Oliver Harris avait publiée en janvier 2006 sous le titre Yage Letters Redux. Son édition a changé ma perception du livre. Ce n’est tout simplement plus le même livre. J’étais ennuyé à l’époque par la traduction de Claude Pélieu et Mary Beach, rééditée en 1997 aux éditions Mille et Une Nuits, qui ne respectait pas du tout l’œuvre d’origine. L’idée du cut-up n’était pas respectée, une même phrase qui apparaissait à divers endroits dans le livre n’avait pas été traduite de la même façon. C’était du gâchis. Le ton n’était pas du tout celui de Burroughs. Idem pour Le Festin Nu où à mon avis à force de vouloir trop « faire bizarre », on finit avec un livre encore plus étrange que l’œuvre originelle. J’ai souvent eu l’impression que les traducteurs avaient transposé la personnalité de Bukowsky à celle de Burroughs pour en faire une sorte d’ivrogne grande-gueule, ce que Burroughs n’était pas du tout. Même le Lee alcoolique de Queer savait se tenir. Un ami, Adrien Clerc, lui aussi membre de l’EBSN, après avoir comparé les deux éditions de la trilogie du cut-up, (des mêmes traducteurs) a été également surpris par la « normalité » du livre de Burroughs. C’est ce que j’ai expliqué à M. Bourgois qui m’a tout de même rappelé que sans Claude Pélieu et Mary Beach, Burroughs serait resté inconnu en France. Il avait raison. Il me semblait pour autant qu’il était nécessaire de retirer une certaine bizarrerie obsolète qui faisait de Burroughs un homme loufoque qu’il n’était pas du tout.

LM : Dans l’interview qu’il a réalisée de vous, (publiée sur ce site), Oliver Harris vous reparle de l’année 2009 où vous avez essayé, ensemble, de convaincre Gallimard de refaire une traduction pour l’anniversaire du Festin nu. Sans succès. Savez-vous pourquoi Gallimard a refusé ce qui aurait pu être un « coup éditorial » ?

TA : En février 2009 venait de sortir l’édition restaurée du Festin Nu de James Grauerholz et Barry Miles. C’était l’année du cinquantième anniversaire de la parution du livre à Paris chez Olympia Press. Oliver Harris et moi avions donc préparé tout un dossier où l’on avait relevé les erreurs de traduction, les parties manquantes (plusieurs) et le chapitrage erroné de l’édition française. Gallimard a refusé, prétextant que le lectorat français du Festin Nu s’était habitué à la traduction d’Eric Kahane, que c’était sa référence. Ce n’était pas forcément la vraie raison, puisqu’ils avaient édité une nouvelle traduction de Lolita en 2001, en réalité il était possible que Le Festin Nu ne représente pas une grosse vente. Il y a peut-être une autre explication. M. Bourgeois m’avait raconté qu’à la parution du livre, Gaston Gallimard, après avoir pris conscience de l’ouvrage qu’il venait d’acquérir, le vendit avec une couverture noire sans titre ni nom d’auteur, (je n’ai pas retrouvé d’infos là-dessus), donc il y avait vraisemblablement une certaine gêne, une honte à se retrouver avec un tel « brûlot ». Je crois aussi que pour eux ça reste un livre assez inintelligible. Au fil des ans, l’humour du livre est devenu cependant de plus en plus évident, et c’est pourquoi une retraduction me paraît essentielle. L’humour de Burroughs était extrêmement avant-gardiste, on entend souvent ici et là des personnes admettre presque avec surprise que c’était un homme très drôle alors qu’en réalité ses textes sont à mourir de rire, de Queer à L’Ombre d’une chance. La traduction française actuelle se prend trop au sérieux à mon avis, comme l’adaptation de Cronenberg. Le refus de Gallimard représente vraiment une occasion manquée. Nous avions relevé tellement de différences entre la traduction française et The Restored Text que l’urgence d’une retraduction était évidente.

LM : Gallimard semble en effet plus s’intéresser à Kerouac qu’aux autres Beats. Quelle explication pensez-vous que l’on pourrait donner à ceci ?

TA : Kerouac n’est guère dérangeant aujourd’hui, mais il est en revanche « cool » et complètement dans l’air du temps. Le voyage est devenu une passion nationale ce qui n’était pas du tout le cas à l’époque de la parution du livre. Son personnage, et surtout celui de Dean Moriarty, ont ce côté « décomplexé » qu’on retrouve un peu dans la publicité actuelle. C’est une lecture peut-être un peu superficielle du livre, mais il semblerait que ce soit celle qui prédomine. Il y a aussi ses origines bretonnes, Kerouac a un lien avec la France, voir son Satori à Paris. Ensuite, il est plus facile à aborder ; la seule manière dont on aborde Burroughs en France aujourd’hui est de manière ludique via le cut-up ou la dreamachine, une approche un peu trop gadget parfois, mais peut-être l’unique porte d’entrée possible vu le caractère « dément » des traductions.

LM : Dans la même interview (avec Oliver Harris), vous dites que Paris a transformé Burroughs. De quelle manière ? Le fait qu’il ait pu être édité chez Girodias ? Ou bien est-ce que l’environnement, les rencontres, les nouvelles relations l’auraient changé ?

TA : Quand j’ai lu le premier tome des lettres de Burroughs, publié par Oliver Harris, j’ai senti dès l’arrivée à Paris un changement très clair dans l’attitude de Burroughs, comme si une sorte d’humanité venait de naître. C’est assez frappant de voir la froideur dont il fait preuve au Mexique ou à Tanger. Il y a plusieurs raisons à cela, d’une part la légèreté de la ville. Paris en 1959 pour les expatriés était un endroit très libre, artistique et abordable et donc très bohémien. Le Paris de l’après-guerre ressemblait pour les expats au Berlin de l’après mur. Même liberté et créativité dans l’air.
Je crois aussi que c’est lié au fait qu’il était mieux entouré, il venait de retrouver Ginsberg (et devint ami avec Brion Gysin) et sa rencontre avec Ian Sommerville a été décisive. Sans tomber dans le romantisme primaire, il avait pour la première fois quelqu’un à ses côtés qu’il ne payait pas. À la fin de sa vie, en 1997, il écrivit que Paris restait de loin sa ville préférée. La meilleure description de la ville est, il me semble, dans Parages des Voies Mortes lorsque son personnage Kim découvre la capitale française. Et puis ensuite bien sûr, c’est là qu’il est vraiment devenu un écrivain publié, ce qui a changé sa vie à jamais. C’est probablement le premier lieu où il fut traité avec respect.

LM : Qu’est ce qui, selon vous, fait de la Beat Generation un mouvement qui perdure encore aujourd’hui, en France, dans les mentalités de toutes les générations ? En témoignent l’exposition au Centre Pompidou qui a eu lieu en 2016, le colloque fin 2017 de l’European Beat Studies Network à Paris, la réédition d’ouvrages presque chaque année, etc. La Beat Generation a éclot il y a plus de 60 ans, mais est toujours très actuelle. Qu’en pensez-vous ?

TA : Il y a le côté multidisciplinaire du mouvement. À titre d’exemple, le musée des beaux-arts d’Angers avait organisé en 2009 une série d’événements autour de la représentation à l’opéra de Hydrogen Jukebox, de Philip Glass et Allen Ginsberg. Pour l’occasion, j’avais participé avec mon ancien groupe au Chabada à une sorte de battle directement inspirée de la technique du cut-up de Burroughs et Gysin avec le groupe Nouvel R, et un chef d’orchestre qui nous guidait de manière aléatoire. L’idée venait du cut-up et de l’époque où Burroughs et Gysin inventaient des poèmes en direct sur scène. On a donc dans la Beat Generation tous les arts qui se rejoignent, le cinéma, la musique, la peinture, l’opéra. Il y a aussi en France la question du lieu : c’est à Paris que Gysin a créé le cut-up, en octobre 1959, et la Dreamachine avec Ian Sommerville. La France commence à s’intéresser aux communautés d’expats qui étaient là dans les années 1950-1960. C’est un phénomène assez nouveau. La librairie Shakespeare & Company de George Whitman est devenue un endroit culte, alors qu’il y a encore quelques années, on pouvait y rentrer et être le seul client. Concernant Burroughs, la génération qui l’a côtoyé dans les années 1980 lorsqu’il revenait en France, Gérard George-Lemaire, Jean-Jacques Lebel, Philippe Mikriammos, continue de présenter, traduire et exposer son œuvre.
En tant que mouvement, il y a le côté avant-gardiste, l’idée qu’au sein d’une Amérique puritaine, blanche et hétérosexuelle des années d’après-guerre, il y avait ce groupe de jeunes auteurs à Greenwich Village qui vibrait au son du jazz, dormait dans le même lit et ne croyait pas. Leur style de vie qui semblait une aberration à l’époque (il suffit de voir comment le cinéma de l’époque les représentait) est aujourd’hui très répandu. C’est aussi bien sûr une mode qui revient, cette attitude décontractée, relaxe mais aussi bavarde et aux idées arrêtées des Beats se retrouvent un peu chez les hipsters. Le jazz de l’époque est le hip-hop d’aujourd’hui. Tout ça fait de la Beat Generation un mouvement extrêmement en avance sur son époque, cité en permanence aujourd’hui, adapté au cinéma (HowlKill Your DarlingsOn the Road…), et dont l’idée principale semble vitale aujourd’hui, à savoir la liberté.