Julien Delmaire interviewé par Lucie Malagnat

EBSN Voices

Julien Delmaire est un poète et écrivain français, auteur du roman Frère des astres, hommage à la Beat Generation.

Lucie Malagnat : Quand et comment avez-vous découvert la
Beat Generation ?

Julien Delmaire : J’ai découvert la Beat Generation à l’âge très rimbaldien de 17 ans, à l’occasion d’une exposition de photographies consacrée aux grandes figures de ce mouvement, à la FNAC de Lille en 1993 ou 1994. De ces photos se dégageait un sentiment de fraternité, de liberté — des jeunes gens déployaient une puissance créative inédite et semblaient déterminer à élargir l’horizon de leurs vies à travers l’écriture et la poésie. J’ai été subjugué et j’ai aussitôt lu les poèmes de Ginsberg et les romans de Kerouac et Burroughs.

LM: Comment la Beat Generation a-t-elle influencé votre carrière d’écrivain ?

JD: Le mot carrière est assez incongru quand on fait référence aux écrivains beats. C’est justement cette absence de plan de carrière qui m’a interpellé. Kerouac, Ginsberg, Burroughs, Kaufman, Corso et les autres, écrivaient sans véritablement se soucier de savoir si un lectorat existait pour leurs travaux. Ils inventaient le lecteur au fur et à mesure qu’ils se découvraient et s’accomplissaient en tant qu’auteurs. Pour moi, c’est toujours une leçon. Écrire, c’est d’abord se surprendre soi-même. Il y a aussi cet aspect de discipline et d’acharnement, la notion physique, corporelle, d’engagement dans l’écriture : Kerouac qui s’adonne à des séances titanesques de rédaction, Ginsberg qui déclame à voix haute ses poèmes — avec la Beat Generation le corps et l’esprit ne sont plus séparés. L’écriture s’appuie sur un corps, une voix, un rythme organique.

LM: Quel écrivain beat vous inspire le plus et pourquoi ?

JD: Claude Pélieu. Le seul écrivain beat français ayant fait partie intégrante du mouvement. Le premier traducteur avec sa compagne Mary Beach de Ginsberg, Burroughs et Kaufman. Un poète extraordinaire. Tatouages mentholés et cartouches d’aubeJukeboxesInfra-noir et tous les livres de Pélieu sont des chefs d’œuvres. Lorsqu’il est mort, en 2002, dans l’indifférence médiatique la plus complète (à l’exception d’un bel article dans Libération j’ai été attristé, j’ai pris conscience que la scène littéraire ne savait même plus rendre hommage aux pionniers, aux héros. Pour moi Claude Pélieu est un héros de la poésie, je suis toujours navré de constater que très peu de gens le connaissent et le lisent. Mais son œuvre restera, j’en suis certain. Pélieu opère la jonction idéale entre la tradition surréaliste française et la modernité de l’écriture beat.

LM: Vous avez dit dans une interview que, dans le roman Frère des astres, vous avez décidé de raconter la vie de ce Saint en partie pour « rendre hommage aux héros de la Beat Generation qui ont éclairé votre jeunesse et changé, mine de rien, votre regard sur le monde. ». Pourriez-vous développer cette idée ? Comment ont-ils changé dans votre vision des choses et vers quoi l’ont-ils orientée ?

JD: Les écrivains de la Beat Generation particulièrement Kerouac et Ginsberg m’ont fait comprendre la différence fondamentale entre l’être et l’avoir, le pouvoir et la puissance. Ginsberg qui récite ses poèmes dans les caves, qui côtoie les artistes les plus inspirés des années 1950 à 1970 (Dylan, Genet, Warhol etc…) qui voyage dans le monde entier avec comme seul passeport sa poésie est pour moi une sorte de prince, alors qu’objectivement, il ne possède ni villa, ni compte en banque bien garni, ni voiture de luxe. Mais il a la puissance : Howl, son poème a changé la face de la littérature occidentale et même au-delà, il a fait tomber les barrières de la censure, il a accompagné les luttes d’émancipation de la plupart des minorités. Ginsberg est un être merveilleux, solaire, solidaire. Sans lui, je pense que ni Kerouac ni Burroughs ni la plupart des autres écrivains beats n’auraient pu être publiés dans de si bonnes conditions. C’est un partageux, un type qui a compris que le rayonnement, le déploiement de la puissance est nécessairement collectif. Kerouac lui, m’a fait comprendre que les moments de hautes intensités dans l’existence étaient le plus souvent des moments gratuits ou presque : se baigner dans un torrent, refaire le monde avec des amis, faire l’amour et contempler la voûte étoilée : pas besoin de publicité, de fric, de médiatisation à outrance.

LM: Votre roman Frère des astres s’ouvre d’ailleurs sur une citation du Livre des esquisses de Kerouac. Pourquoi vouloir mettre ce nom en avant dans votre ouvrage ? Identifiez-vous Saint Benoît Labre (qui apparaît dans votre roman) comme l’idéal de vie à laquelle aspirait Kerouac ?

JD: Bien sûr. Les personnages de Kerouac sont de grands mystiques, des gyrovagues, des marginaux lumineux, des êtres qui brûlent. Les Clochards célestes, voilà un titre qui résume parfaitement ce qui sous-tend mon roman : le dépouillement volontaire pour communier avec les soubresauts et les éblouissements de la vie.

Frere des astres

LM: Lors d’une interview pour Africulturesvous parlez de votre vision du poète et de sa mission. Vous dites : « [Les poètes] ne bouleversent pas nécessairement la face du monde mais permettent peut-être de l’aborder d’une manière différente, de proposer une autre temporalité, d’ouvrir une parenthèse nécessaire. ». Ces paroles me rappelle l’éditorial des Hommes sans épaules n°42 (second semestre 2016), signé Christophe Dauphin, qui dit : « Hier comme aujourd’hui, le monde a besoin de gens comme les Beats, révoltés éblouis et pacifiques, clochard célestes, poètes hallucinés, étrangers au formatage généralisé de la société cybernétique. » Avez-vous observé, dans votre vie et vos relations personnelles ou même professionnelles, une recrudescence des allusions aux Beats, des mises en avant de leurs œuvres, des reportages, etc. ?

JD: Oui et non. La Beat Generation est aujourd’hui tendance, un peu comme un vernis, une plus-value. Johnny Depp achète pour des dizaines de milliers de dollars le manteau de Kerouac, on expose le rouleau original de Sur la Route, comme une sainte relique etc… C’est très superficiel, surtout quand on constate que la venue du grand Jack Hirschman à Paris pour une lecture attire à peine 30 personnes. L’écriture chez les Beats est liée à l’artisanat, à l’expérimentation et au refus du formatage, or l’industrie culturelle ne peut pas intégrer ces notions, et préfère en retenir des slogans publicitaires. La poésie n’est pas vendeuse (même si Howl de Ginsberg s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires depuis sa parution), n’est pas glamour, mais elle possède une incroyable capacité à interroger les gens sur ce qui demeure essentiel. On célèbre Kerouac Ginsberg et Burroughs, on en fait des icônes, pourquoi pas, moi aussi c’est cet aspect iconique qui m’a fait découvrir la Beat Generation mais on néglige Corso — trouver une traduction française de Gasoline est une vraie galère [ndlr : Gasoline a été édité deux fois en France, dans des recueils : en 1977 et en 1996] — Kaufman, Pélieu, Ferlinghetti, Jack Hirschman, Gary Snyder et tant d’autres, on ampute la Beat Generation de toute sa diversité, sa générosité, sa transversalité pour sacrifier à une forme un peu triste de vedettariat. Bon, là, je fais mon grognon, c’est vrai. Après tout, si les expositions, les pages des magazines branchés permettent à des jeunes gens fiévreux de découvrir la littérature beat, alors pourquoi pas. Mais si c’est pour un jour voir apparaître un parfum  « Beat Generation Spirit » ou une marque de voiture « Moriarty », ce qui ne m’étonnerait qu’à moitié, là on aura vraiment la preuve que la Beat Generation a été fondamentalement incomprise.

LM: Enfin, dernière question qui se recoupe un peu avec les précédentes. Qu’est ce qui, selon vous, fait de la Beat Generation un mouvement qui perdure encore aujourd’hui, en France, dans les mentalités de toutes les générations ? En témoignent l’exposition au Centre Pompidou qui a eu lieu en 2016, le colloque fin 2017 de l’European Beat Studies Network à Paris, la réédition d’ouvrages presque chaque année, etc. La Beat Generation a éclot il y a plus de 60 ans, mais est toujours très actuelle. Qu’en pensez-vous ?

JD: Il y a un poète dont je n’ai pas parlé et qui pour moi a fait énormément pour faire perdurer l’esprit beat en France, pour lui faire emprunter d’autres chemins. C’est Lucien Suel. C’est le premier poète que j’ai entendu déclamer sur scène, j’avais vingt ans. Sa manière de faire souffler l’épopée héroïque de la Beat Generation sur le territoire mental et concret de la Picardie, de faire surgir le spectre de Kerouac au milieu des champs labourés du Pas-de-Calais est à mes yeux la meilleure façon de rendre hommage à ce mouvement, en se l’appropriant, en continuant à expérimenter, à créer loin des sentiers balisés et des langues rabâchées. La démarche de Jean-François Duval aussi me semble capitale, parce qu’elle se situe à la frontière entre le travail d’historien et celui de journaliste gonzo, ses livres sont de formidables appels d’air, des invitations à la découverte. L’important c’est de soutenir les petites maisons d’éditions qui republient les textes introuvables des écrivains de l’époque (il existe un paquet de textes majeurs encore non traduits, ou épuisés) et qui surtout éditent des poètes contemporains qui se situent dans cet esprit d’expérimentations et de partage. Au fond, le seul hommage valable, c’est la création, la flamme qu’on entretient.